Macabre découverte en ce
début de troisième millénaire : le roman policier classique agonise dans les rayons de
vos bibliothèques. Déjà, tous les soupçons se portent sur son frère sulfureux,
le thriller. Enquête et analyse au coeur des enjeux éditoriaux de la
fiction populaire criminelle.
Premier constat : le suspect brouille les pistes.
La distinction entre polar et thriller pourrait passer pour
jargonneuse. Une « querelle d'allemands » entre rejetons revanchards
de l'impérialisme anglo-saxon, un simple débat esthétique, voire une évaluation
du niveau de prostitution de son auteur dans un contexte marchand (où le thriller
serait la simple version « commerciale » du polar, et son auteur un
« social-traître » notoire).
Les
différences entre polar et thriller ne
sont ni spécieuses, ni esthétiques et n’ont rien à voir avec son potentiel de
rentabilité économique. Les deux genres n’ont pas les mêmes fonctions auprès du
lecteur. Si leurs conceptions du désordre sont compatibles et complémentaires,
elles ne sont pas similaires, et donc non concurrentielles.
Dans
le roman policier, « l'Enigme » est un meurtre (ou une série de
meurtres). C'est l'évènement qui perturbe l'ordre du monde. Cette atteinte
n'est pas acceptable pour le lecteur, qui va attendre sa résolution,
c'est-à-dire l'identification du ou des coupables. Pour cela, son protagoniste
principal (policier, détective, journaliste ou simple quidam) applique une
méthodologie immuable, une « procédure » inspirée de la démarche
policière, basée sur une successions de rencontres et d'échanges verbaux et de
collecte de données.Cette
identification est participative : le lecteur essaye de désigner le coupable en
même temps que l'enquêteur, voire avant celui-ci (le fameux : « ah, je
le savais »), ce qui explique la popularité de ce type de roman, qu'on
pourrait qualifier « d'interactif ». Si le récit conclut en désignant
X comme « l'Ennemi » - d'après des observations concrètes, des
témoignages recevables et des preuves matérielles - le lecteur adhère à cette
conclusion puisqu'il y a lui même participé.
La
fonction du roman policier est de proposer au lecteur un exercice de
désignation participative d'un ennemi commun. Désigner l'ennemi, soit le
fondement de toute démarche politique. Cette fonction permet d'expliquer la
dimension dite fallacieusement « sociale » du genre. Certains ont en
effet eu tout intérêt à remplacer le politique par le « social », le
terme n'étant qu'un mot creux approprié par la novlangue d'ingénierie humaine
des dominants qui souhaitent conserver un visage humain.
Le
thriller
Il
s'agit alors d'empêcher que leurs plans ne se réalisent, de contrer leur
attaque - dont on découvre peu à peu l'ampleur et la dangerosité. C'est cette
course contre la montre face aux plans de « l'Ennemi » qui va
caractériser la procédure narrative du thriller. Le protagoniste va
devoir réagir en deux temps : survivre à la menace dans un premier temps, avant
de la contrer pour sauver « son » monde.
La
fonction du thriller est donc d'entretenir la peur de
« l'Ennemi » en jouant sur les dimensions imminentes et paranoïaques
de sa dangerosité. Cette fonction n'est ni moins politique, ni moins essentielle
que celle du roman policier, comme l'ont démontré les « armes de
destructions massives » de Saddam Hussein en Irak, les stocks d'armes
chimiques de Bachar-El-Assad en Syrie ou la bombe atomique qu'on nous promet
depuis plusieurs années aux mains de l'Iran.
Cette
distinction éclaire les raisons pour lesquelles le polar a connu un essor dans
les années trente, puis un renouveau dans les années soixante-dix, phases
d'intenses questionnements politiques où les choix étaient multiples ; et
pourquoi le thriller est revenu en force depuis la fin des années
quatre-vingt, où l'effondrement terminal du bloc soviétique a proclamé une fin
temporaire de l'histoire politique pour entrer dans une phase de globalisation
marchande. Une post-modernité où la peur est l'un des principaux ressorts de
l'acte d'achat chez les classes populaires, et où la peur est donc devenue
nécessaire aux dominants pour un bon fonctionnement de la société
mondiale.
Pour
expliquer le lent déclin du roman policier en termes de ventes, certains ont
tenté d'évoquer la lassitude du lectorat, explication vite démentie par le
nombre ahurissant de séries policières qui existent aujourd'hui sur des
dizaines de chaînes de télévision, ou la lente érosion de la lecture chez les
classes populaires face à la dite télévision.
Pourtant,
le roman érotique Cinquante Nuances de Gray de E.L. James s'est vendu à
plus de 40 millions d'exemplaires, le thriller ésotérique Da Vinci Code
de Dan Brown s'est vendu à près de 90 millions d'exemplaires et le roman
fantastique Harry Potter de J.K. Rowling à plus de 400 millions
d'exemplaires. Ces trois romans sont des succès de « littérature
populaire », preuves que les classes laborieuses ou moyennes lisent encore
(et dans des proportions désormais globalisées).
L'âge
d'or du roman policier d'après-guerre, d'origine américaine, correspond à celui
du maccarthysme, à un besoin des classes moyennes d'identifier les criminels et
les dissidents pour qu'à chaque fin de roman on puisse restaurer l'ordre
traditionnel. Une époque où les illustrateurs de collection poche, tels James
Avati aux USA ou Michel Gourdon en France, créent des couvertures flamboyantes
où se mêlent les délinquants juvéniles, les épouses infidèles, les strip-teaseuses,
les mauvais garçons, et tous les archétypes possibles de la Tentation et de la
Chute pour l'honnête homme d'alors.
L’impasse du polar français : le
néo-polar
Le
néo-polar ne fut donc qu'un mouvement littéraire révolutionnaire, sans approche
esthétique particulière ou novatrice (si ce n'est un
« comportementalisme » hideux emprunté aux auteurs américains et venu
du journalisme), et qui fut avant tout un cache misère pour beaucoup d'auteurs
médiocres, dénués de style ou de puissance d'évocation, et dont le but était
d'écrire des tracts politiques via le biais de fictions criminelles où
« l'Ennemi » est toujours le même.
En
l'espace de quelques années, le filon est épuisé et le genre finit par se
caricaturer, avant de sombrer dans le totalitarisme. Il ne pouvait en être
autrement : l'idéologie avait confisqué la fonction première du genre. Avec le
néo-polar, le lecteur n'est plus « convaincu », il est sommé de
« croire », sous peine d'être dénoncé comme « complice de
l'Ennemi ». Le néo-polar cessa d'être populaire (les pauvres n'aimant
bizarrement pas payer pour se faire insulter) pour devenir la propriété d'une
classe aisée de fonctionnaires et d'universitaires, qui eurent alors beau jeu
de fustiger la télévision pour tenter d'explication son abandon par les classes
laborieuses.
Au maccarthysme littéraire du polar des années 50 à destination du père de famille, le néo-polar français répondit par une crise d'adolescence à destination du fils rebelle. En l'absence de nouvelle vision de la structure narrative ou de nouveaux ressorts de l'intrigue, le néo-polar se condamne à n'être qu'une transition, pour ne pas dire un effet de mode. La littérature étant un art, la vraie révolution ne pouvait se faire qu'en matière esthétique. Les auteurs de néo-polars ne l'ont jamais compris, aveuglés par l'idéologie, ou n'en ont jamais eu les moyens littéraires, le néo-polar ayant surtout créé des vocations chez des esprits militants et non chez des esprits créatifs.
Au maccarthysme littéraire du polar des années 50 à destination du père de famille, le néo-polar français répondit par une crise d'adolescence à destination du fils rebelle. En l'absence de nouvelle vision de la structure narrative ou de nouveaux ressorts de l'intrigue, le néo-polar se condamne à n'être qu'une transition, pour ne pas dire un effet de mode. La littérature étant un art, la vraie révolution ne pouvait se faire qu'en matière esthétique. Les auteurs de néo-polars ne l'ont jamais compris, aveuglés par l'idéologie, ou n'en ont jamais eu les moyens littéraires, le néo-polar ayant surtout créé des vocations chez des esprits militants et non chez des esprits créatifs.
La
fin des années quatre-vingt marque le début du règne sans partage du thriller,
forme régénérée du « roman de suspense ». L'instant historique de
sa réapparition n'est pas anodin. Lorsque sortent en 1990 puis en 1991 deux
adaptations cinématographiques à succès de thrillers américains ( A
la poursuite d'Octobre Rouge », d'après un roman de Tom Clancy de
1984, et le « Silence des Agneaux » d'après une oeuvre de
Thomas Harris écrite en 1988), les spectateurs ne savent pas qu'ils viennent
d'assister à une passation de pouvoir narratif au sein de la fiction populaire.

C'est
le roman de la post-modernité politique, où la Russie se rallie à l'idéologie
de marché la plus mafieuse, où la Chine prépare son nouveau règne industriel
ultra-libéral. Puisque la guerre froide est désormais obsolète, puisque règne
partout l'idéologie de la marchandise, voici venue l'ère des adversaires
indistincts et anonymes, psychopathes tuant au hasard selon des logiques
incompréhensibles. Le nouvel « Ennemi » de la fiction populaire est à
l'image de son époque : absurde et
hyperviolent. Sans ennemi extérieur, la
société est condamnée à se dévorer elle-même, d'où la figure du personnage
anthropophage, « Hannibal le
cannibale », pour incarner ce symbolisme.
Le
ressort fondamental de l'identification conjointe du coupable entre lecteur et
auteur s'efface pour laisser la place au seul suspense de l'ultime rebondissement.
La démonstration rationnelle de la culpabilité est obsolète dans une société
privée de toute possibilité de faire de la politique - puisqu'il n'y a plus
qu'un modèle possible. Reste alors aux auteurs de fiction criminelle populaire
la seule possibilité de jouer sur la peur de « l'Ennemi », qui est la
fonction du thriller.
En
France, les mêmes qui n'admettent pas la fin du communisme d'état vont alors
être ceux qui n'admettent pas le déclin du roman policier et du néo-polar. Face
à la montée inexorable du thriller, ils ne pourront que se réfugier dans
un élitisme pourtant aux antipodes de leurs soit disantes convictions (qu'on
pourrait traduire par : « au peuple le thriller, à l'élite le Roman
Noir »).
Le
thriller s'est imposé parce qu'il correspond au nouvel ordre mondial, au
nihilisme grandissant. Le thriller, par sa fonction et ses ressorts
« spectaculaires » est la littérature parfaite du « sentiment
imminent de la catastrophe générale » qui s'est emparé de beaucoup de
populations mondiales, pas dupes du règne du
« divertissement/abrutissement ».
N'importe quel thriller correctement écrit dépeint désormais bien mieux le monde qui nous entoure et ses principaux enjeux que les sempiternelles enquêtes policières ou journalistique dont les modèles narratifs sont dépassés face à la dictature de l'image, de la mise en réseau, de la violence relationnelle, de la compétition permanente, de l'impérieuse nécessité du bruit.
N'importe quel thriller correctement écrit dépeint désormais bien mieux le monde qui nous entoure et ses principaux enjeux que les sempiternelles enquêtes policières ou journalistique dont les modèles narratifs sont dépassés face à la dictature de l'image, de la mise en réseau, de la violence relationnelle, de la compétition permanente, de l'impérieuse nécessité du bruit.
Si
nous poursuivons dans la voie d'un nihilisme croissant, celui-ci entraînera la
dilution terminale du roman policier originel dans le thriller, le polar
à l'ancienne se contentant d'une survivance sous perfusion via un marché de
niche, en attendant peut-être la fin de la littérature elle-même dans
l'indifférence et le bruit du spectacle permanent.
Si nous estimons que le retour d'un questionnement politique, ou au moins la remise en cause du libéralisme comme modèle unique, est le prélude d'évènements qui annoncent une rupture et un monde nouveau, à l'image des années trente (le roman policier américain moderne a émergé de la crise de 1929, de l'exode rural massif, et a bénéficié de la seconde guerre mondiale pour s'imposer en Europe), il reste des raisons de croire encore à cette forme d'expression populaire. Un retour du politique, de la possibilité réaffirmée de faire des choix réels, réactiverait le besoin de désigner des ennemis propres (et non plus imposés par le marché), et donc un retour de la fonction première du roman policier.
Quelles formes esthétiques prendrait alors ce roman policier de demain ? C'est tout l'intérêt des prochaines années qui sont devant nous.
Synthèse d'une intervention au cercle Georges Orwell à Paris le 07 mai 2014.
3 commentaires:
Une excellente analyse historique !
Merci !
Je crois que nous nous dirigeons vers un éclectisme littéraire qui fera en sorte que les auteurs feront éclater les genres.
Et la diversité viendra aussi par l'ouverture vers d'autres littératures nationales. La Scandinavie a ouvert la voie, l'Afrique du Sud pointe à l'horizon, on commence à découvrir l'Asie et peut-être qu'un jour, les lecteurs européens prendront le temps de découvrir le polar québécois.
C'est la grâce que je nous souhaite !
Cordialement
Richard
Bonjour Richard,
Etant béotien en terme de polar canadien francophone ou anglophone, auriez-vous des auteurs et des titres à recommander, aussi bien des "classiques " que des sorties récentes ?
Je ne vois pas en quoi l'un peut tuer l'autre, ce sont des genres proches et cousins. En revanche le thriller est plus à la mode car c'est celui du cinéma et quand on est auteur, comme moi, on y pense. L'achat des droits c'est tout de suite ~50 K€ à partager 50/50 avec l'éditeur. Personnellement j'écris indifféremment les deux, la technique est la même, ce doit être une mécanique de précision...
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