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samedi 28 octobre 2023

Parlons un peu de Balrogs !


La lecture offre parfois des instants qui vous marquent durablement. Après plusieurs décennies, ceux-ci hantent encore votre esprit d'un puissant écho de la fascination alors éprouvée. Il en fut ainsi lorsqu'à quinze ans je lisais pour la première fois Le Seigneur des Anneaux, et notamment le chapitre intitulé « Le Pont de Khazad-Dûm » du premier tome de mon édition de poche. Moment fatidique de la narration, où la troupe réduite de personnages principaux doit affronter un terrible adversaire surgi des profondeurs : un « Balrog ».

 

Si le dynamisme du style narratif de Tolkien reste souvent sujet à débats, la construction du récit s'avère ici plutôt efficace : l'ennemi est esquissé plus qu'il n'est décrit, par touches subtiles et successives, et c'est surtout par l'effroi préliminaire qu'il provoque chez les personnages - pourtant héroïques et endurcis - que se communique finalement au lecteur la crainte que génère cette créature. Et encore, il est dommage que la traduction de cette édition nous prive des subtilités de la réaction de l'un des personnages : l'Elfe Legolas. Dans la version originale, celui-ci gémit : Ai, ai, a Barlog, a Balrog is come ! L'interjection « ai » relève d'un vocabulaire soutenu et vieilli propre à la littérature anglaise antérieure au XIXe siècle ou à la poésie, mais a été traduite en français par le banal et familier « aïe » qui dénature quelque peu l'intention de l'auteur. En effet, cette double interjection, associée à la construction grammaticale précieuse « a Balrog is come » (au lieu de « a Balrog has come » en anglais moderne), cherche à souligner le caractère très elfique du personnage, qui bien que placé dans une situation de stress intense et face à un ennemi redoutable et millénaire de sa race, ne saurait se départir d'un langage très soutenu. Le flegme elfique à son paroxysme, en quelque sorte.

Et lorsque l'une des autres figures principales du récit, qui a assumé jusqu'ici la fonction de guide et de mentor (aussi bien auprès des autres personnages qu'auprès du lecteur), bascule enfin avec ce terrible « Balrog » dans l'abîme, l'on reste tétanisé par ce revirement du sort et par cette perte en apparence irrémédiable.

Mais qu'est-ce qu'un Balrog ??

Si la cosmogonie élaborée par Tolkien pour structurer son monde fictif de la « Terre du Milieu » intègre des éléments polythéistes (en incluant par exemple un panthéon limité de divinités de rangs secondaires capables de s'incarner et d'interagir avec le monde créé), sa vision reste influencée par la métaphysique biblique, et notamment dans sa représentation du Bien et du Mal. Tolkien oppose ainsi un être absolu incréé et à l'origine de toutes choses à une divinité déchue, en rébellion, qui s'incarne dans le monde créé et dont l'une des mécaniques principales est la corruption. Ce Morgoth Bauglir, ce « noir ennemi du monde », est ainsi une transcription assez évidente du Satan chrétien. Et celui-ci s'entoure rapidement d'entités maléfiques qu'il a corrompues ou créées, là aussi à l'image des anges déchus devenus des démons dans le corpus chrétien.

Au sein du bestiaire maudit de la Terre du Milieu se trouvent donc ces fameux Balrogs, que Tolkien nous présente ainsi dans les premières pages du Silmarillion :

« Les plus redoutables de ces créatures étaient les Valaraukar, les fléaux dévastateurs qu'en Terre du Milieu on appelait les Balrogs, les démons de la peur ».
(Dreadful among these spirits were the Valaraukar, the scourges of fire that in Middle-earth were called the Balrogs, demons of terror).
NdA : La traduction de scourges of fire en « fléaux dévastateurs » est ici assez approximative. Elle fait l'impasse sur la nature incendiaire (pourtant primordiale) des créatures, tout en omettant la notion de chatîment impliquée par le terme « scourge ». De même on remarque que les demons of terror ont été atténués en « démons de la peur ».

Plus loin, on peut lire une description plus complète :

« Il avait rassemblé ses démons à Utumno, ceux qui l'avaient suivi au temps de sa splendeur et s'étaient corrompus comme lui. Ils brûlaient comme des flammes enveloppées de ténèbres et, munis de fouets ardents, ils semaient la terreur devant eux. Plus tard, sur les Terres du Milieu, on les appela Balrogs ».
(And in Utumno he gathered his demons about him, those spirits who first adhered to him in the days of his splendour, and became most like him in his corruption: their hearts were of fire, but they were cloaked in darkness, and terror went before them; they had whips of flame. Balrogs they were named in Middle-earth in later days).

Les Balrogs sont donc des démons, de terrifiants esprits du feu armés de fouets ardents mais nimbés d'ombres, et ce contraste entre leur cœur de flammes (their hearts were of fire) et leur enveloppe ténébreuse (they were cloaked in darkness) constitue l'une de leurs caractéristiques essentielles. Ces entités sont clairement d'essence infernale, aussi bien dans leur esthétique (associées au feu et aux flammes mais aussi aux profondeurs, que ce soit celles des mines de la Moria ou de l'ancienne forteresse souterraine d'Angband) que dans leur désignation, étant appelés par deux fois des « démons » dès leur première apparition dans Le Silmarillion.

Ce n'est donc probablement pas un hasard si, à l'issue de plusieurs modifications notoires au sujet de leur nombre ou de leur origine aux travers des différentes versions de ses textes, Tolkien finit par établir que les Balrogs sont des semi-divinités déchues, et qu'ils n'ont sans doute jamais été plus de sept. Ce chiffre est aussi celui du nombre de « Princes des Enfers » dans la tradition chrétienne (Mammon, Azazel, Belzébuth, Asmodée, Belphégor, Dispater et Méphistophélès). Des Balrogs, seuls trois furent nommés par Tolkien : Gothmog/Kosomok(o), capitaine de la forteresse d'Angband, Lungorthin, chef ou seigneur Balrog, et le Fléau de Durin, surnom attribué au Balrog des mines de la Moria, et dont le véritable nom nous reste inconnu.

Les Balrogs ne sont pas que de puissantes entités spirituelles devenues maléfiques et inspirant la terreur, ce sont aussi et surtout de redoutables combattants, capables de s'incarner dans le monde physique pour se plonger au cœur des batailles. Armé de sa hache noire, Gothmog, Seigneur des Balrogs et capitaine d'Angband, parcourait ainsi les champs de bataille du Premier Age, terrassant les plus prestigieux héros elfes, tandis que le Fléau de Durin, une fois installé en Moria, y tua plusieurs seigneurs Nains. L'épée enflammée ou le fouet ardent sont deux armes qui figurent parmi leurs attributs génériques. C'est ce dernier qui est utilisé contre le magicien Gandalf au pont de Khazad-Dum pour le faire chuter. Une mise en échec réciproque qui n'est pas sans rappeler le duel funeste entre Gothmog et le héros Echtelion qui s'entre-tuèrent lors de la mise à sac d'une légendaire cité secrète des elfes au Premier Age, tandis que la chute dans l'abîme des deux protagonistes répète presque à l'identique une autre scène du Silmarillion où l'Elfe Glorfindel et un Balrog ont chuté tous les deux du haut d'un pic rocheux alors qu'ils combattaient.

Passons rapidement sur ces cas évidents de répétition dans le processus d'écriture de Tolkien pour remarquer un faisceau de convergence qui insiste auprès du lecteur sur l'extrême dangerosité des Balrogs. Ceux-ci semblent en effet si terribles que même les plus vaillants ne sauraient espérer guère mieux qu'un match nul sacrificiel en les affrontant...

L'on comprend alors mieux les lamentations de Legolas à l'approche de celui qui surgit des profondeurs de la Moria : Ai, ai, a Balrog ! A Balrog is come !

Les représentations des Balrogs

Mais à quoi ressemblent ces féroces entités issues à la fois des racines du Temps et des racines du monde ? Rappelons ici ce qu'a écrit Tolkien au sujet du Balrog de la Moria :

« Les rangs des Orques s’étaient ouverts, et ils reculaient en masse, comme effrayés eux-mêmes. Quelque chose montait derrière eux. On ne pouvait voir ce que c’était : cela ressemblait à une grande ombre, au milieu de laquelle se dressait une masse sombre, peut être une forme d’homme, mais plus grande ; et il paraissait y résider un pouvoir et une terreur, qui allaient devant elle.

Elle arriva au bord du feu et la lumière disparut comme si un nuage s'était penché dessus. Alors, d'un bond, elle sauta par-dessus la crevasse. Les flammes montèrent en ronflant pour l'accueillir et l'enlacer ; et une fumée noire tournoya dans l'air. Sa crinière flottante s'embrasa et flamboya derrière elle. De la main droite, elle tenait une lame semblable à une langue de feu perçante, de la gauche un fouet à multiples lanières.

(…) La sombre forme, ruisselante de feu, se précipita vers eux.

(…) Pendant un moment, les Orques hésitèrent, et l'ombre ardente s'arrêta.

(…) Son ennemi s'arrêta de nouveau face à lui, et l'ombre qui l'entourait s'étendait comme deux vastes ailes. Il leva le fouet, et les lanières gémirent et claquèrent. Le feu sortait de ses narines.

(…) Le Balrog ne répondit rien. Le feu parut s'éteindre en lui, mais l'obscurité grandit. La forme s'avança lentement sur le pont ; elle se redressa soudain jusqu'à une grande stature, et ses ailes s'étendirent d'un mur à l'autre ;

(…) De l'ombre, une épée rouge sortit, flamboyante.

(…) D'un bond, le Balrog sauta au milieu du pont. Son fouet tournoya en sifflant.

(…) Le Balrog tomba en avant avec un cri terrible ; son ombre plongea et disparut.»

Moins de trois cents mots ! C'est à peu près tout ce dont ont disposé plusieurs générations de lecteurs et d'illustrateurs pour tenter de représenter ce féroce Balrog, qui reste avant tout défini par un oxymore : une ombre ardente, et par la crainte qu'il inspire, autant à ses alliés de circonstances – les Orques (« il paraissait y résider un pouvoir et une terreur, qui allaient devant elle) - qu'à ses adversaires. Sa silhouette est vaguement humanoïde et de grande taille (« peut être une forme d’homme, mais plus grande ») et l'on ne sait si les ailes qui se déploient dans son sillage sont réelles, ou simplement un effet d'optique dû à l'obscurité qui l'entoure. Dans tous les cas, elles sont ici ornementales et inefficaces puisqu'elles ne l'empêchent pas de sombrer dans l'abîme. Sa dimension pyromane ne fait aucun doute :

 « Les flammes montèrent en ronflant pour l'accueillir et l'enlacer », «  Sa crinière flottante s'embrasa et flamboya derrière elle », «  La sombre forme, ruisselante de feu », « Le feu sortait de ses narines ».

Dans sa mythologie initiale, Tolkien rapprochait d'ailleurs les Balrogs des dragons primitifs, à la fois dans leur nature et dans leurs affinités, faisant même des seconds les montures des premiers :

« (…) d’autres étaient des créatures de pure flamme qui se tordaient comme des cordes de métal fondu, et ils ruinaient tout tissu dont ils s’approchaient, et le fer et la pierre fondaient devant eux et devenaient comme de l’eau, et sur ceux-ci chevauchaient des Balrogs par centaines ; et c’étaient les pires de tous les monstres que Melko conçut contre Gondolin.» (dans « La Chute de Gondolin »).

Dans ces premiers écrits, c'est donc la dimension surnaturelle du démon de feu (capable de chevaucher les fournaises mobiles que sont les premiers dragons) qui prenait le pas concernant la nature des Balrogs. Quelques décennies plus tard, dans le passage du pont de Khazad-Dûm, même s'il est décrit à plusieurs reprises comme une « ombre » ou une « forme », l'ancrage du Balrog dans le monde physique est indéniable puisqu'il porte des armes surnaturelles mais tangibles, épée et fouet, il possède des attributs biologiques tels qu'une crinière et des narines et il est également soumis aux lois de la gravité : il bondit à deux reprises dans ce passage, et chute finalement dans les profondeurs lorsque l'étroit pont de pierres cède sous lui.

On pourrait y voire une forme de contradiction, comme si Tolkien n'avait jamais pu se résoudre à trancher sur la nature véritable des Balrogs : puissants esprits du feu maléfiques, Maiars corrompus, mais aussi troupes de choc écumant les batailles du Premier Age servant à la fois d'Etat-Major et de cavalerie lourde à Morgoth. Sans doute ces considérations ne l'intéressaient pas vraiment : son écriture développait peu les ressorts psychologiques du Mal et restait très manichéenne sur la question. Dans toute son œuvre, les représentations négatives sont souvent esquissées en creux, et c'est particulièrement frappant dans le Seigneur des Anneaux, qui a fait de Sauron un tyran destructeur parmi les plus sombres et les plus absolus de la littérature de fiction, et en même temps c'est un « Grand Méchant » absent et totalement transparent, qui se définit tout entier dans un objet aussi trivial qu'une simple alliance portée au doigt (ce qui pourrait nous mener à une nouvelle étude de ce symbole surprenant, mais nous nous écarterions sans doute un peu trop de notre sujet initial). On ne connaît rien de son apparence, de ses pensées, de son environnement, de ses habitudes et le lecteur un peu curieux pourrait même se demander ce que Sauron aurait bien pu faire une fois son entreprise de conquête totale de la Terre du Milieu achevée, si ce n'est s'ennuyer à mourir jusqu'à la fin des temps au sommet de sa tour de Barad-Dûr ? C'est l'une des grandes limitations de l'oeuvre de Tolkien : le Mal n'a pas de causalité, il surgit ex-nihilo en Melkor (qui devient Morgoth) et reste sa propre cause et en même temps sa propre finalité : Morgoth est un méchant, qui agit méchamment parce qu'il est méchant. Et de lui découle toute corruption ultérieure. L'auteur se révèle ici incapable de dépasser la conception chrétienne de l'origine et de la nécessité du Mal, ainsi que des considérations parfois assez longuettes qui lui sont consacrées. C'est, avec son style d'écriture, l'un des principaux reproches que lui adressent d'ailleurs ses détracteurs.

Pour en revenir à notre sujet et aux caractéristiques du Balrog de la Moria, notons que même si à aucun moment celui-ci ne répond aux injonctions du magicien qui tente de lui barrer le passage et qui l'interpelle, nous savons qu'il est en mesure d'articuler des sons audibles qui traduisent en partie ses pensées (« Le Balrog tomba en avant avec un cri terrible »).

A partir de ces éléments de description finalement assez restreints, deux grandes écoles esthétiques ont cohabité depuis la publication de ce roman. La première est l'école que nous appellerons « bestiale », où le Balrog est souvent représenté avec une silhouette humanoïde et des attributs animaliers (tête de lion ou de minotaure, musculature imposante, cornes, pelage en divers endroits, ailes de chauve-souris) et où il semble relever d'une nature biologique, même si sa physiologie est corrompue et habitée par un antique esprit maléfique. Le second courant de représentations est plus « démoniaque » : on insiste alors sur sa dimension infernale et maléfique, sur sa stature, sur sa quasi invincibilité et sa physiologie est clairement surnaturelle, ne répondant à aucune logique biologique cohérente ou connue.

La première représentation vraiment populaire du Balrog est due aux frères Hildebrandt, qui illustrèrent une série de calendriers à grand succès dédiés à l'oeuvre de Tolkien, publiés par la maison d'édition Ballantine en 1976, 1977 et 1978.

Balrog – The Brothers Hildebrandt – Ballantine Books, 1977.

L'école bestiale bat ici son plein, avec une abondance de pelage et des ailes totalement organiques, également velues. C'est aussi l'une des représentations les plus humanoïdes que nous connaissons (les traits du visage, le détail de la main gigantesque tendue au-dessus du magicien). On notera aussi la teinte verdâtre de la créature, en harmonie avec les Orques qui la suivent, mais rompant avec la description originelle de l'auteur, de même que pour les courtes cornes - appelées à devenir un grand classique des représentations du Balrog, bien que totalement absentes chez Tolkien. Au final, le Balrog des frères Hildebrandt puise dans la tradition grecque et romaine, nous proposant une version ailée du Faune ou du Satyre, mais qui fait l'impasse sur la dimension incendiaire de l'entité originelle, dont il manque ici l'épée ardente.

L'année suivante vit la sortie du film d'animation Le Seigneur des Anneaux réalisé par Ralph Bashki. Une œuvre graphique alors ambitieuse, mais que l'on pourrait qualifier de bancale par ses choix esthétiques marqués par leur époque ou par ses raccourcis narratifs. Sa fin abrupte et inattendue réclamait un second volet, qui ne fut hélas jamais terminé, faisant de cette production une œuvre inachevée, au gran dam de ses spectateurs d'alors.

Le Seigneur des anneaux – Ralph Bashki – United Artists, 1978.

C'est là encore un Balrog bestial, avec une tête de lion, des ailes semblables à celles d'un papillon de nuit et un pelage abondant dans la partie inférieure de la silhouette, également humanoïde, au torse musclé. Sa taille reste ici limitée, en cohérence avec sa description littéraire, et il est armé d'un fouet et d'une épée de flammes. Notons que dans cette version animée, la créature ne reste pas muette puisqu'elle rugit à plusieurs reprises. Si ce Balrog bondit comme dans le roman, il atterrit sur le pont de Khazad-Dum après avoir plané dans les airs plusieurs secondes, indiquant que ses ailes ne sont pas ici purement figuratives. Ce Balrog sur grand écran fut très impressionnant pour une génération de très jeunes spectateurs (les enfants n'étaient pas en réalité le cœur de cible initial de ce film d'animation assez sombre), mais il souffre désormais de la comparaison avec le long métrage plus récent.

En effet, l'image mentale produite par l'évocation d'un Balrog est désormais généralement associée à celle de la créature créée par le studio Weta Digital pour le film cinématographique sorti sur les écrans en 2001.


Balrog, Weta Digital studio, New Line Cinema, 2001.

C'est ici l'école démoniaque qui s'impose : proportions gigantesques, cornes de bouc, fournaise intérieure ardente à la place de quelconques organes et un épiderme semblable à de la croûte de lave : craquelée et durcie en surface mais liquide et brûlante à l'intérieur. Malgré cette dimension très minérale non originelle, la créature ne s'écarte pas trop du concept de « l'ombre et de la flamme » du roman, et ses ailes semblent plus d'origine fumigène que réelles. Par contre, comme dans tout le reste de cette adaptation cinématographique d'ailleurs, la subtilité de Tolkien est définitivement abandonnée au profit d'une dimension purement spectaculaire (et dans laquelle le passé de réalisateur de films comme Bad Taste ou Braindead se fait souvent sentir). Ce Balrog est aussi fortement inspiré par le culture du jeu vidéo, du « boss de fin de niveau » très difficile à tuer, mais au détriment d'une quelconque épaisseur psychologique. Le Fléau de Durin paraît ici dénué de la moindre intelligence, ce qui bien sûr est contradictoire avec son origine d'essence semi divine (un ancien « Maia », donc censé être l'équivalent spirituel d'un Gandalf, d'un Saroumane ou d'un Sauron). Lorsque Tolkien écrit dans son roman : « Le Balrog ne répondit rien » face au magicien, l'auteur laisse entendre que c'est sans doute un choix de la part de ce puissant esprit maléfique, qui décide de se murer dans un silence qui n'en est alors que plus inquiétant. Dans le film de Jackson, le Balrog paraît incapable de comprendre ce que lui dit Gandalf, et il se montre si violent et si primitif que les Gobelins le fuient comme la peste pour ne pas être tués par erreur ou négligence sur son passage. Cette représentation de l'école esthétique démoniaque est donc affublée dans ce film d'un comportement qui, lui, reste totalement bestial.

L'inspiration de J.R.R Tolkien pour créer le Balrog

Sans surprises, et sans faire de trop longues recherches, le lecteur curieux comprend vite que c'est certainement dans l'intérêt bien connu du jeune Tolkien pour la mythologie scandinave que se trouve l'origine des « Valaraukar ». Et c'est plus précisément du côté de Surt (« Surtr » en vieux norrois, « Surtur » en anglais), géant destructeur de monde, seigneur de Muspelheim (le monde du feu), que se trouve probablement l'inspiration de ces féroces démons du feu de la Terre du Milieu.

Consultons ainsi l'ouvrage « Asgard and the Gods, the tales and traditions of our northern ancestors » publié à Londres pour la première fois en 1880. Lorsque Tolkien formalise ses premiers écrits de sa propre mythologie vers 1917 (La Chute de Gondolin), cet ouvrage britannique de mythologie nordique en est alors à sa huitième édition, à la suite de quatre décennies d'exploitation.

Dans un premier passage de l'introduction (p.5), on lit :

« (…) Cachés ou enchaînés dans les profondeurs hors de la vue, ces monstres attendent leur heure. De la même façon, le sombre Surt, avec son épée enflammée, ainsi que les fils ardents de Muspel, se sont placés en embuscade dans le chaud pays du sud. (...) ».

Il est fait référence ici à la fois aux profondeurs, à une nature monstrueuse, à un aspect sombre et à une épée ardente.

Puis plus loin, page 52 :

« (…) Au loin luisait Muspelheim, où le sombre Surt, cerné de flammes, et tenant son épée ardente à la main, attendait jusqu'ici et en vain une opportunité (...) ».

On trouve ici une description qui pourrait être celle du Balrog de la Moria : une créature sombre mais cernée de flammes, et armée d'une épée flamboyante, qui attend son heure.

Pages 56 et 57 :

« (…) Leur chef, toutefois, n'était pas Muspel, mais le sombre Surt (fumée noire), duquel brillait une langue de feu, telle une épée étincelante.».

On apprend ici que Surt signifie « fumée noire », ce qui entre en résonance avec le passage où Tolkien écrit : « Les flammes montèrent en ronflant pour l'accueillir et l'enlacer ; et une fumée noire tournoya dans l'air ». On remarque aussi que l'arme de Surt est véritablement faite de feu, et que son amalgame avec une épée se fait surtout par analogie, ce qui là encore est très proche de la description de l'auteur du Seigneur des Anneaux, qui a utilisé la même image pour son Balrog : «  De la main droite, elle tenait une lame semblable à une langue de feu perçante ».

Et enfin, page 301 :


« (…)Et maintenant Surt, le sombre, le terrible, commença à se dresser. Il grandit encore et encore, jusqu'à gagner les cieux.

Le Feu était devant lui et derrière lui, et son épée flamboyante brillait dans l'obscurité dans laquelle il était enveloppée. (...) ».

Là encore, ce passage présente des similitudes avec celui de Tolkien où « la forme s'avança lentement sur le pont ; elle se redressa soudain jusqu'à une grande stature, et ses ailes s'étendirent d'un mur à l'autre;(...) », qui donne l'impression que la créature a subitement la possibilité de croître jusqu'à occuper tout l'espace des cavités majestueuses autrefois creusées par les Nains.

 

Le sombre Surt, armé de son épée flamboyante, au cœur de Muspelheim, le monde du feu.

Et pour ceux qui se poseraient la question de savoir si Tolkien a eu effectivement l'occasion de lire ce livre en particulier, notons cette illustration en page 16 :


Si elle n'a rien à voir avec les Balrogs, il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre cette rivière coulant dans une gorge, surplombée par deux grands rochers de forme humanoïde, et dont l'un semble tendre le bras avec une main en opposition, et le mythique monument rocheux de « l'Argonath » décrit par Tolkien dans la fin de son premier volume. Cet ouvrage, réédité plusieurs fois, fut sans doute l'une des lectures de jeunesse de Tolkien, et on imagine aisément, en ces temps où la vie quotidienne en milieu rural ne comptait encore souvent ni électricité courante, ni radio, à quel point la lecture des exploits illustrés de ces Dieux nordiques se battant à mort lors du Ragnarok a pu fasciner un esprit aussi curieux et aussi imaginatif que celui du très jeune John Ronald Reuel.

(Article à suivre : les Balrogs en figurines)

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